dimanche 30 mars 2008

Texte à savourer

J'aime infiniment la façon de décrire très simplement les détails du quotidien d'une petite québècoise des années 50/60 . C'est très proche de ce que nous vivions ici, en famille, dans ce quartier villeurbannais du Tonkin ! Une vie simple dans un quartier remuant et bruyant, où tout le monde travaillait dur, où tout le monde était pauvre et rêvait d'un avenir meilleur pour ses enfants.Nous, nous avions les bagarres homériques entre les rondes italiennes immigrées, notre Soeur St-Brice qui terrorisait le petit peuple catholique du quartier, les chaises sorties sur le trottoir les brûlants soirs d'été, le laitier et son tricycle auquel on achetait fromages blancs et crème épaisse, la livraison des boulets de charbon, les crevasses aux doigts au cours des hivers lyonnais glaciaux, le poêle à charbon, les goûters avec du chocolat chaud et du pain grillé au four.


Soupir de printemps, par Carole Lussier

"A ma sœur, Monique. A sa fille, Sylvie. Parce que la vie peut encore être belle… même dans le noir.

Je me rappelle très bien du son de la corde à danser qui léchait le gravier de l’entrée, chez mes parents. Et celui de mes souliers qui martelaient le sol en déplaçant la pierre tandis que les petits ronds de poussière venaient ternir le cuir méticuleusement ciré par ma mère qui adorait, elle, le voir briller. C’était le premier jour sans manteau alors que le soleil traversait ce mince gilet de laine que je ne boutonnais jamais, au désespoir de papa. Même le gazouillis des oiseaux portait en un nouvel écho, enchanteur et vibrant. Après la cabane à sucre, c'était Pâques qui se montrait en me plongeant dans des rêves partagés entre les vitrines où les chocolats étaient presque aussi grands que nous et les vacances d’été pour lesquelles j’avais déjà commencé à compter les jours…

En ce temps-là, tout était simple. Je regardais la vie avec des yeux qui, me semblait-il, n’étaient jamais assez grands. Chaque matin naissait comme si c’était le premier et chacun d’eux apportait un jour de bonheur tranquille mais différent. Je les aimais tous, je crois. Chose certaine, je n’en détestais pas.

Nous vivions à la campagne et, quoiqu’elles fussent loin de se ressembler, les maisons m’apparaissaient toutes pareilles. Cachées au fond des allées derrière les arbres centenaires dont les racines couraient sur les terrains, les cordes de bois s’empilaient ou diminuaient tandis que de leurs hautes cheminées, les halos de fumée aux arômes réconfortants s’envolaient en tourbillonnant. À côté de leurs poêles, dormait un chat, un chien, ou les deux, et on entendait parler de la nouvelle portée aussitôt qu’on avait besoin de remplacer ceux qu’on avait perdus. Dans leurs chambres, aucune des filles que je côtoyais n’étalait de jolies poupées soigneusement rangées sur des tablettes comme dans les livres, mais nous avions toutes des jouets et nous connaissions toutes les mêmes jeux. L’été, couchées dans l’herbe, on s’amusait à découvrir les formes dissimulées dans les gros nuages et l’hiver, nous allions patiner sur le lac, qui n’en était pas vraiment un, dans le bois devant chez nous.

Aujourd’hui, je sais que nous n’avions pas d’argent et pourtant je n’ai jamais eu l’impression d’avoir manqué de quelque chose. Les pintes de lait étaient toujours aussi fraîches et blanches sur notre table qu’ailleurs et parce que les femmes s’échangeaient leurs recettes, bientôt c’était tout le village qui sentait les beignets couverts de sucre en poudre alors qu’ils étaient encore chauds. Le lundi était jour de lavage et les cordes rivalisaient des couleurs sur les piqués faits à la main. Toutes les mamans savaient coudre et tricoter, mais nos tuniques noires obligatoires venaient toutes du grand magasin qui livrait. Même le sourire de la bonne Sœur, affectée à la distribution du matériel scolaire, restait immuable lorsqu’elle nous donnait le droit de choisir l’image qui allait parer nos cahiers pour l’année. Et quand nous sortions, emmitouflés jusqu’au cou, par ces veilles de Noël où tombait de lourds flocons, et que dans les fenêtres des pièces aux lumières éteintes trônaient les sapins chargés de boules, d’ampoules et de glaçons, alors c’était la neige de tous ces parterres qui scintillait de mille et un feux, tout comme devant la nôtre, notre maison.

Je me souviens, vous savez. On ne comparait pas de la même manière, la vérité était devant nos yeux. C’était un air en deux temps qu’on sifflait en dansant, tu l’as ou tu l’as pas, sans aucune autre mesure. Et nous avions tous un grand jardin, sous un ciel bleu et parsemé ; le vent qui bruisse, les feuilles qui tombent, les tempêtes qui menacent, qui grondent ou qui glacent ; la pluie et l’arc-en-ciel, le soleil dans le couchant et les grillons dans la nuit qui nous endorment par leur chant. Il y avait partout des potagers et des voitures aux ailes toutes rondes quand on courait sous les cordes à linges où les femmes étendaient leurs draps. Ça sentait bon au printemps, ça sentait bon durant l’été, tout comme c’était au temps des pommes ou quand l’hiver gelait le bout de mon nez.

Puis le temps a passé tandis que j'écoutais les gens parler du jour comme d'un éclat qui s'effrite au rythme même où s'effritaient celui de leurs souvenirs. Vieillir, d’accord. Mais jusqu’à se fondre à la pensée sérieuse d’un monde qui se vante être sorti grandi dans l’oubli, voilà bien, à mon avis, le plus terrible de tous les mensonges. Moi, je ne m’en cache pas, j’aime ce vent du nord quand il apporte la neige en balayant la grisaille de novembre qui me faisait pourtant rêver, elle aussi, aux contes et légendes qui meublaient mes nuits d’enfant. Comme je peux tenir au doux souvenir de la tendresse qui transcendait du dernier sourire que m'a fait mon père avant de partir. Ou ces veilles de décembre et de gros flocons qui tombent paisiblement derrière la fenêtre à côté du foyer où les bûches crépitent en irradiant les yeux de l’homme qui regarde mes rides sans toutefois les voir. Tout autant que je chéris le grand sofa qui me fut légué par cette gentille voisine dont les derniers mots furent aussi pour moi. Et ce que je peux maintenant l’adorer, ce joyeux cliquetis qui provient de mes touches tandis que mes doigts courent sur le clavier et que les mots que vous lisez s’alignaient à l’écran. Seul l'amour de la vie, le vrai, peut encore permettre cela.

Ô que oui, je m’en rappelle, du son de ma corde à danser qui léchait le gravier de l’entrée, chez mes parents. "

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