mercredi 23 mai 2007

Et découvrir Ahmed Rassim !

"De grands fils de pluie ont décousu les nuages."
"Elle était bavarde comme un champ de coquelicots."..c'est beau,non ? Les quelques citations éparpillées dans cet article me donnent envie d'en apprendre plus sur cet auteur trop peu connu .

Pays arabe, occupé par les Anglais, l'Egypte s'est payé le luxe, pendant des décennies, de rêver en français. Entendons-nous : la langue de Molière n'y a jamais été une langue de masse, mais elle a joui d'un statut exceptionnel au Caire, à Alexandrie et dans l'isthme de Suez entre les années 1850 et 1950. C'était la langue des salons, des affaires et de la justice internationale. Dans les familles occidentalisées, on parlait français à la maison. Un français à l'accent chantant et au vocabulaire enrichi par des expressions savoureuses, empruntées principalement à l'arabe.

Langue préférée de certaines minorités (juive ou syro-libanaise), langue familière dans d'autres (grecque, arménienne ou italienne), le français était un lien entre ces différents groupes. Bref, une langue cosmopolite, partagée aussi par beaucoup d'Egyptiens de souche, musulmans ou coptes. Les plus grands écrivains égyptiens de l'entre-deux-guerres, comme Taha Hussein et Tewfik Al-Hakim, la possédaient parfaitement. L'Egypte comptait alors une presse francophone florissante et toute une pléiade d'écrivains d'expression française.

Il était temps de rendre justice à ce monde évanoui.
Après avoir remarquablement édité l'oeuvre de Georges Henein au début de l'année dernière ("Le Monde des livres" du 3 février 2006), les éditions Denoël rendent hommage à un autre auteur, moins connu, Ahmed Rassim (1895-1958). Ses textes ont été réunis par Daniel Lançon, excellent spécialiste de cette période, qui les présente et les éclaire par des notes d'une grande précision.
Ahmed Rassim (qui orthographiait lui-même son nom ainsi, alors qu'il se prononce "Rassem" en arabe) avait une double particularité : il était musulman - contrairement à la plupart des auteurs francophones, qui appartenaient à des familles chrétiennes ou juives - et il avait commencé à écrire en arabe.
C'est en 1922 que ce fils d'une famille aristocratique, diplômé de l'Ecole française de droit du Caire, édite son premier recueil de poèmes, Al Boustane (Le Jardin), rédigé en arabe... et en prose. Sa muse est une jeune fille morte, qu'il a aimée et qu'il surnomme "Nysane". Il soumet ses textes au grand Ahmed Chawqi, surnommé "le Prince des poètes", qui l'accueille très mal : cette écriture sans règles n'a rien à voir avec la poésie arabe, fondée sur la rythmique incantatoire et dont les vers doivent être parfaits.
Ahmed Rassim décide alors d'écrire en français, avec une explication de poète : "La langue dont je me sers est étrangère aux gens de mon pays. Pour que la Bien-Aimée ignore toujours ma peine." Il précisera plus tard : "Ma prose n'est ni rimée ni rythmée, mais simplement entaillée de quelques assonances intercalées à des distances irrégulières (tantôt paires, tantôt impaires) pour peu que la mélodie qui s'en dégage ne rappelle pas les ritournelles des boîtes à musique."
C'est de la poésie orientale en langue française, mais une poésie très libre, qui se moque des rimes et des césures. Georges Henein, très admiratif, y voyait des "cantates à deux voix", ayant fondu "dans un seul moule le parler populaire arabe direct et le lyrisme subjectif avec ses volutes et ses subtilités".

NONCHALANCE ET DÉRISION
Laissant à d'autres l'exotisme et l'enflure, Ahmed Rassim saisit d'un trait de plume les paysages de son pays : "Le tapis de billard usé qu'est la terre d'Egypte." Ses "poèmes" se limitent souvent à quelques mots : "Vent du sud. Tous les dattiers s'inclinent. Il y a eu une grande réception chez eux, aujourd'hui." Tout est dit en une phrase : "De grands fils de pluie ont décousu les nuages."
A propos d'une femme : "Elle était bavarde comme un champ de coquelicots." Et de celle qu'il n'en finit pas d'aimer : "Etre une fleur sur sa poitrine et un fil blanc dans ses cheveux !" Qui d'autre qu'un poète peut affirmer : "Il n'y a aucune différence pour moi entre la lune et son reflet dans l'eau, entre la présence d'une femme aimée et sa photo sur mon bureau."

Ahmed Rassim s'est inspiré aussi des différentes fonctions qu'il a occupées tout au long de sa vie : diplomate à Rome, à Madrid puis à Prague, sous-gouverneur du Caire, gouverneur de Suez, enfin directeur général du tourisme égyptien. Ces expériences ont nourri des récits pleins de saveur, où l'on retrouve le goût de la nonchalance et de la dérision cultivé par un autre écrivain égyptien de langue française, Albert Cossery.
Le Petit Libraire Oustaz Ali est un bon exemple de cette désinvolture, érigée presque en système. Antihéros, faussement naïf, en butte aux tracasseries administratives et à la bêtise humaine, "Monsieur Ali" finit toujours par s'en sortir. L'humour se veut-il résistance aux totalitarismes ? Le livre a été publié alors que les troupes allemandes de Rommel étaient aux portes d'Alexandrie...
Comme dans ses poèmes, Ahmed Rassim mêle ici le cocasse et le sérieux, la cruauté et la tendresse. Jouant avec tous les styles, il se permet d'intégrer dans le récit une centaine de proverbes arabes, parfois sans guillemets ou italique.
En 1937, Ahmed Rassim représentait l'Egypte au congrès de l'Association des écrivains de langue française, à Paris. Sept ans plus tard, il présidait les Amitiés françaises du Caire dont le cofondateur était Edmond Jabès. Le prix Capdeville de l'Académie française lui a été décerné tardivement, en 1954, reconnaissant enfin la qualité d'une oeuvre publiée par petits bouts dans L'Egypte nouvelle, La Semaine égyptienne ou La Revue du Caire.

"J'écris pour tuer le temps qui me tue", indiquait ce marginal, pour qui l'humour était aussi une manière de dédramatiser la douleur. Il a su offrir au français quelques trésors de l'arabe. Comme le souligne justement Daniel Lançon dans sa postface, c'est "le paradoxe d'un Oriental qui trouve sa parole dans la langue de l'autre".

LE JOURNAL D'UN PAUVRE FONCTIONNAIRE ET AUTRES TEXTES d'Ahmed Rassim. Préface d'Andrée Chedid, édition établie, annotée et présentée par Daniel Lançon, Denoël, 576 p., 25 €.

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